En mai 2025, le magazine DevHaïti a consacré un numéro entier à une question rarement abordée dans le débat public haïtien : celle des tarifs douaniers et de leur rôle central dans l’économie nationale.
Dans un contexte marqué par les nouvelles politiques commerciales américaines sous l’administration Trump, les États-Unis imposent désormais des droits de douane à plusieurs de leurs partenaires commerciaux. Face à cette situation, certains États comme la Chine, le Canada ou encore l’Union européenne réfléchissent à des mesures pour minimiser l’impact de ces décisions sur leur économie.
Haïti, en revanche, ne dispose pas des mêmes marges de manœuvre. Avec une production nationale en hibernation, le pays risque de subir de plein fouet les effets de ces hausses de droits de douane dans le commerce mondial.
L’objectif de cet article n’est pas de retracer toute l’histoire Haïtienne dans le commerce international, mais de mettre en lumière les implications de ces dynamiques pour Haïti, et de montrer que derrière la technique douanière se cache une question existentielle :
Comment concilier ouverture économique, protection de la production nationale et indépendance budgétaire ?
Les tarifs douaniers haïtiens trouvent leurs origines dès 1804, sous Jean-Jacques Dessalines, qui voyait dans ces taxes un outil de protection et de reconstruction nationale. Pendant plusieurs décennies, les produits importés étaient lourdement taxés pour favoriser la production locale.
Mais cette logique s’est progressivement effritée : en 1825, sous le gouvernement de Jean-Pierre Boyer, Haïti signe avec la France un accord de reconnaissance de l’indépendance, octroyant des préférences tarifaires aux produits français, créant ainsi une dépendance commerciale durable. De Boyer à Nord Alexis, cette situation prédominait encore.
Le XXe siècle, marqué par l’occupation américaine (1915–1934) puis par divers régimes autoritaires, a vu la douane devenir à la fois un levier de contrôle politique et une source majeure de revenus publics, le contrôle des douanes étant l’une des premières mesures prises par l’occupant.
Sous les Duvalier, la production nationale fut mise de l’avant, tout en conservant des tarifs préférentiels pour la France. Mais en 1987, après la dictature, un tournant s’opère : le Conseil de gouvernement d’Henri Namphy (1987) puis celui de Jean-Bertrand Aristide (1995) réduisent drastiquement les droits de douane parfois à 0 ou 5 %, ouvrant le marché haïtien à une avalanche d’importations.
Résultat : la production locale, notamment agricole, s’effondre, tandis que les recettes douanières deviennent la principale source de financement de l’État.
« L’application de cette loi a enterré notre production de viande, de fruits, de légumes, de céréales, de lait, de pâte de tomate, de farine, de sucre, d’huile, de savon, de bougie, etc. »
(L’Évangile total à l’homme total, p.122)
« Alors que les taux du tarif consolidé de certains pays varient entre 0 et 500 %, Haïti a consolidé une partie de son tarif appliqué dont les taux varient entre 0 et 50 %. »
(DevHaïti, p.7)
« Les mesures dites libérales appliquées de 1986 à 1995 ont ruiné les producteurs nationaux et réduit la population à la misère la plus abjecte. »
(L’Évangile total à l’homme total, p.122)
« Tandis que les membres de l’OMC n’arrivent pas à trouver un accord sur la libéralisation et les subventions des produits agricoles, Haïti a libéralisé la totalité de sa production agricole et agro-industrielle en 1995. La chose primordiale à faire est la mise en place d’un tarif douanier axé sur la production ; l’utilisation à bon escient de nos ressources, rivières et fleuves ; la mise à disposition de l’énergie électrique, de routes appropriées et d’un bon système judiciaire. De 1805 à 1825, nos pères mettaient des barrières tarifaires pour protéger la production nationale ; aujourd’hui, je pense qu’on devrait suivre la route tracée par nos aïeux. »
(Ronald Beaufils, expert en nomenclature du Système harmonisé, DGA/AGD, DevHaïti, p.9)
Selon DevHaïti, plus de 60 % des recettes fiscales du pays proviennent encore aujourd’hui des droits de douane. Cette dépendance illustre une économie sans base productive solide.
Haïti importe presque tout : nourriture, matériaux de construction, biens manufacturés. Les décisions de politique commerciale, souvent dictées par des impératifs extérieurs, ont réduit la marge de manœuvre du pays.
L’exemple du riz haïtien résume cette trajectoire : taxé à 35 % avant 1994, il ne l’est plus qu’à 3 %, rendant impossible toute compétitivité face au riz subventionné des États-Unis.
Cette situation persiste, alors que les producteurs haïtiens sont traités en parents pauvres : sans subventions, sans infrastructures adéquates, ils ne peuvent rivaliser avec leurs concurrents étrangers.
En 2010, l’ancien président Bill Clinton reconnaissait :
« Cette politique a aidé les agriculteurs américains, mais elle a ruiné l’économie du riz en Haïti. »
Aujourd’hui, 80 % du riz consommé en Haïti est importé. Cette ouverture sans garde-fou a transformé les douanes haïtiennes en un système paradoxal : elles collectent massivement, mais appauvrissent structurellement. Plus le pays importe, plus il finance son budget – au prix de sa souveraineté alimentaire.
Face à ce constat, plusieurs experts haïtiens, dont Kesner Pharel et Ronald Beaufils, appellent à une refonte complète du tarif douanier.
Selon eux, il faut distinguer deux axes d’action :
Cependant, toute réforme se heurte à de puissantes contraintes : les engagements pris à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les accords régionaux de la CARICOM, et la pression constante des bailleurs de fonds.
L’épisode de 2017, où la République dominicaine a bloqué la révision de la liste tarifaire d’Haïti à l’OMC, illustre bien cette dépendance diplomatique.
Le débat s’élargit à l’échelle régionale : dans la CARICOM, les droits de douane sont un outil de coordination économique, généralement fixés entre 5 % et 30 %.
Mais les décisions unilatérales des États-Unis, comme l’imposition en 2025 d’un tarif de 10 % sur la plupart des produits caribéens, fragilisent cet équilibre.
Pour Haïti, dont le secteur textile représente près de 80 % des exportations, toute modification américaine peut avoir des conséquences directes sur l’emploi et la stabilité sociale.
L’exonération temporaire du textile haïtien de cette taxe américaine a apporté un répit, mais les syndicats avertissent : sans stratégie industrielle et sans sécurité, cette dépendance reste une bombe à retardement.
Les auteurs du magazine concluent sur une idée forte : Haïti doit renouer avec l’esprit de Dessalines. Tout comme la Suisse protège son fromage et le Canada son lait, Haïti doit protéger ses produits emblématiques. Cela passe par :
Car les tarifs douaniers ne sont pas qu’un instrument fiscal, ils traduisent un choix de société.
Choisir de taxer intelligemment, c’est choisir d’investir dans son autonomie, de reconstruire son tissu productif et de redonner aux Haïtiens le pouvoir de produire et de consommer ce qu’ils créent eux-mêmes.
Roodelin Charlotin
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